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Fr�d�ric Lebaron: "Les fondements sociaux de la neutralit� �conomique Le Conseil de la politique mon�taire de la Banque de France", Actes de la recherche en sciences sociales, no 116/117, mars 1997, pp. 69-90.

This HTML version is very rough indeed, the footnotes and tables are missing. It is only meant to be used as background for Fr�d�ric Lebaron’s seminar at ILU, Uppsala university, 8 Dec 1997 13.15-16.00. Location: Institutionen f�rl�rarutbildning, Uppsala Universitet, Seminariegatan 1, rum 1219 ("N�mndrummet").

/Donald Broady


 

Parmi les conditions sociales d'efficacit� de l'action bureaucratique, en particulier dans le domaine �conomique, la " neutralit� " des agents et des instances qui la mettent en �uvre est souvent �voqu�e, implicitement ou explicitement . Cens�e s'incarner dans des institutions qui en assurent le maintien durable, elle est une construction sociale indispensable au fonctionnement d'un champ o� les agents sont en lutte pour le monopole de la d�finition de l'universel . L'action �tatique sur la monnaie - et le cr�dit - est soumise � cette exigence, puisqu'elle suppose des agents capables d'en fixer le " prix " (ou, plus largement, les conditions d'obtention ) sans faire entrer dans cette d�cision aucun int�r�t personnel ou particulier: les individus qui fixent les taux directeurs de la banque centrale ne doivent pas �tre soup�onn�s d'agir en fonction de leur propre situation d'agents �conomiques, qu'ils soient endett�s ou pr�teurs, � titre personnel ou comme " chefs d'entreprise ", ni de celle de leurs proches, parents ou amis, ou encore de l'influence de lobbies, mais au nom de consid�rations " macro�conomiques " telles que la lutte contre l'inflation, le maintien de la stabilit� de la monnaie, etc.

Le projet de constitution en France d'une banque centrale " ind�pendante ", con�ue sur le mod�le de la Bundesbank, qui s'est finalement impos� avec l'arriv�e au gouvernement d'une nouvelle " majorit� " , est souvent justifi� par ses promoteurs au nom-m�me de cette " neutralit� " (terme s�mantiquement proche de ceux d'" ind�pendance " ou d'" autonomie ") qu'elle rendrait plus facile � atteindre et surtout � faire perdurer.

La neutralit� serait d'autant plus forte que l'ind�pendance serait juridiquement (par des textes contraignants ) et effectivement (par la constance des d�cideurs) assur�e pour une dur�e d�termin�e, alors que celle d'une administration plac�e sous la tutelle d'un ministre issu de la majorit� parlementaire peut varier suivant le degr� d'adh�sion de l'administration centrale aux objectifs suivis par le gouvernement, et n'est au mieux que relative aux objectifs, eux-m�mes fluctuants, du pouvoir politique . Pour comprendre ce qui, en quelque sorte, d�finit de la fa�on la plus pure la " neutralit� " en mati�re mon�taire et l'espace des luttes autour de cette d�finition, l'aboutissement r�cent de ce projet offre ainsi un exemple d'autant plus ad�quat qu'il a fallu, dans le m�me mouvement, cr�er une institution (ce qui a suppos� un important travail th�orique , juridique et politique), et nommer les responsables jug�s aptes � la diriger.

Cette r�forme s'inscrit dans le cadre du processus d'union �conomique et mon�taire tel qu'il a �t� pr�cis� par le trait� de Maastricht: � terme, la Banque de France sera une composante du " syst�me europ�en de banque centrale " (pilot� par une Banque centrale europ�enne, issue de l'Institut mon�taire europ�en mis en place le 1er janvier 1994), lui-m�me " ind�pendant ". Appliqu� � une institution dont toute l'histoire est marqu�e par ses relations �troites avec le pouvoir politique, et plus pr�cis�ment avec le Minist�re des finances et l'administration du Tr�sor , cet adjectif est in�vitablement un enjeu de luttes. Plut�t que de proposer une nouvelle d�finition - qui s'ajouterait � celles qui ont d�j� cours - une analyse sociologique peut tenter de porter au jour les fondements des usages sociaux de ce terme, et d�crire les luttes symboliques qui mettent aux prises des agents ayant int�r�t � une forme de d�sint�ressement .

Les d�finitions sociales de l'ind�pendance

La notion d'" ind�pendance " correspond en premier lieu � la sp�cification au cas de la Banque de France d'un th�me traditionnel des " serviteurs de l'�tat " (notamment des magistrats) opposant aux d�cisions " politiques ", suspectes d'�tre guid�es par des int�r�ts particuliers et de court terme, celles qui tirent leur origine de l'impartialit�, de l'universalisme qui animent des agents vou�s � d�fendre exclusivement l'" int�r�t g�n�ral ". En ce qui concerne une institution comme la banque centrale, les conditions de nomination de ses dirigeants, la dur�e de leur mandat, l'existence d'un " droit de regard " exerc� par le pouvoir politique sont autant d'enjeux o� sont �prouv�es la nature des liens entre le gouvernement et l'institution, la solidit� et la stabilit� de celle-ci .

� cette d�finition vient s'ajouter ici l'id�e que la p�rennit� de la nation et de l'�tat sont garanties non seulement par l'existence d'un organisme bureaucratique survivant aux alternances politiques, mais par la d�limitation tr�s pr�cise d'une t�che " intertemporelle " , la stabilit� des prix . Ainsi, l'" ind�pendance " de la Banque de France, fortement influenc�e en cela par le " mod�le allemand " , suppose-t-elle l'objectif de lutte contre l'inflation, qui est une menace pour la valeur de la monnaie et, � terme, pour la comp�titivit� de l'�conomie nationale. De plus, dans un contexte international marqu� par la mont�e en puissance des march�s financiers mondiaux, l'id�e d'" ind�pendance " a pour corollaire celle que les banques centrales doivent pouvoir elles-m�mes mettre en �uvre leurs " strat�gies " pour mener � bien l'objectif de d�fense de la monnaie, tant sur le plan " externe " que sur le plan " interne ". L'�laboration de ces strat�gies ne peut �tre con�ue qu'en r�f�rence � un objectif clairement d�fini (ou plus exactement un objectif principal et des objectifs interm�diaires), et avec le maximum de " souplesse " et de rapidit� d'ex�cution, ce que l'" ind�pendance " rendrait pr�cis�ment possible .

L'" ind�pendance " de la Banque de France est enfin une innovation forte dans les relations internes � l'administration �conomique et financi�re, jusque-l� domin�es par le Minist�re des finances. La direction du Tr�sor s'y est longtemps oppos�e, car elle signifiait la fin d'un pouvoir institutionnel presque sans partage sur la politique mon�taire et le syst�me bancaire . La cr�ation d'une nouvelle instance de pilotage (le " conseil de la politique mon�taire ") est une mani�re de " neutraliser " pour partie ce conflit en instituant au-dessus de la banque une entit� sup�rieure, qui compte parmi ses membres des repr�sentants de la banque (charg�s en premier lieu de l'administration interne ), mais �galement d'autres personnalit�s ext�rieures. Cette cr�ation (qu'il faut rapprocher de celle d'autres " commissions ", " conseils " ou " hautes autorit�s ", de " sages ", � c�t� de l'administration proprement dite) fournit au sociologue la possibilit� d'observations presque exp�rimentales sur l'acte de cr�ation institutionnelle, de nomination et en m�me temps sur les propri�t�s sociales des nomm�s. Le " conseil de politique mon�taire " est une autorit� souveraine et partiellement distincte de l'administration dont elle a la tutelle, ce qui contribue � red�finir le champ de l'administration �conomique fran�aise dans son ensemble.

Le champ du pouvoir mon�taire et financier fran�ais �tait jusque-l� soumis � une domination peu contestable des principaux agents du Minist�re des finances, et plus particuli�rement, en son sein, de la direction du Tr�sor . La Banque de France �tait parfois class�e dans la " mouvance Tr�sor ", et restait sous sa tutelle, donc sous celle du ministre, pour les grands choix de politique mon�taire (taux de change, taux d'int�r�t), tout en disposant d'un recrutement administratif sp�cifique. Les agents de la Banque de France ont longtemps �t� (et sont encore) des concurrents domin�s des �narques. Le " Tr�sor " s'est longtemps appuy� (et s'appuie encore) sur une " constellation " d'organismes dirig�s par des inspecteurs des finances ou des administrateurs civils, dont les plus importants, par leur poids financiers, sont notamment la Caisse des d�p�ts et consignations, le Cr�dit d'�quipement des PME, etc., autant de " forces de frappe " sur les march�s et en relation �troite avec les grandes banques. Ins�r�es dans un syst�me international au sein duquel les op�rateurs de march� ont pris une importance grandissante dans les ann�es 1980, les instances dirigeantes fran�aises sont en r�alit� fortement d�pendantes des politiques mises en �uvre par les dirigeants de la Bundesbank, situ�e au c�ur du pouvoir mon�taire europ�en, politiques elles-m�mes conditionn�es par l'�tat des rapports de force mon�taires et financiers � l'�chelle mondiale.

Terme polys�mique, voire " attrape-tout ", l'" ind�pendance " est une fiction sociale qui renforce et conforte celle de la " neutralit� ", mais elle peut �tre dite bien fond�e car elle rend possible l'action " impersonnelle " du conseil. Ces deux fictions ne sont pas strictement superposables, mais entretiennent une relation de compl�mentarit� �troite. L'ind�pendance r�sulte d'une d�cision proprement politique, mais par laquelle les autorit�s (ex�cutives et l�gislatives) se transcendent en quelque sorte dans une instance " m�ta-politique ", dont la fonction est de neutraliser un enjeu particulier. La " neutralit� " et l'" ind�pendance " sont donc des constructions politiques, mais qui consistent, pr�cis�ment, en la transfiguration de l'ordre politique en un ordre sup�rieur.

L'analyse des propri�t�s des membres du conseil de la politique mon�taire op�re une rupture par rapport aux raisonnements usuels que nous avons rappel�s plus haut. � travers leur nomination, des personnes sont reconnues dignes et capables d'exercer cette fonction et acqui�rent du m�me coup une parcelle de l'autorit� de l'�tat. Elles deviennent des personnalit�s " d'�tat ", habilit�es � agir et parler en son nom, et ce quels que soient leur provenance et leurs parcours ant�rieurs. De plus, puisqu'elles sont proclam�es " ind�pendantes ", la parcelle d'autorit� �tatique qui leur est ainsi conc�d�e leur conf�re � la fois un monopole en la mati�re et un statut propre, qui les distingue du reste des citoyens. Elles obtiennent, par l'effet de l'acte de nomination, le caract�re quasi-sacr� de " sages ", c'est-�-dire d'�tres d'exception en qui s'expriment non pas un " point de vue " singulier mais les consid�rations universelles au nom desquelles elles sont en droit d'agir sur la monnaie nationale (et sur les march�s financiers internationaux). Le cr�dit social conf�r� par l'appartenance au conseil cr�� par le gouvernement - et � la Banque de France qu'il dirige -, contribue � fonder les " cr�dits " (au sens proprement �conomique) qu'il garantit " en dernier ressort ", et la " cr�dibilit� " de la politique mon�taire qu'il met en ouvre: le plus souvent, les �conomistes qui s'interrogent sur le fondement social de la monnaie s'arr�tent � la nature " religieuse " de l'institution mon�taire, en ne rappelant pas qu'une institution ne peut pas exister sans l'acte d'instituer par lequel des agents sociaux voient leurs noms indissociablement li�s � elle .

La neutralit� et le caract�re universel de l'int�r�t public supposent la transformation, par un acte de nomination, de personnes priv�es en une instance impersonnelle et ext�rieure au reste du monde social. Mais cet acte ne peut r�ussir qu'� certaines conditions. La premi�re repose sur les caract�ristiques propres des personnes. Elles doivent pr�alablement poss�der une forme de cr�dit social convertible lors de l'acte de nomination, et �galement " coh�rent " avec celui qu'a accumul� la Banque de France � travers son histoire , sans quoi cet acte peut avoir l'effet inverse de celui escompt�, l'effondrement du capital symbolique des agents qui nomment, du Conseil, de la Banque de France, et, bien s�r, de la " politique mon�taire ", voire de l'�tat, notamment sur les march�s financiers internationaux. En particulier, dans le cas d'une institution qui a pour vocation explicite le maintien de l'ordre mon�taire, ces agents doivent avoir (au moins pour la plupart d'entre eux) manifest� une certaine " orthodoxie ", c'est-�-dire des dispositions globalement conformes � cette t�che: dans le cas d'une fonction aussi " rigoureusement " d�finie, il n'est gu�re de place pour le flou et le jeu (donc une dispersion trop marqu�e des prises de position ou un anti-conformisme intellectuel d�brid�), puisqu'il en va de la position de l'�tat dans le champ international . La deuxi�me condition de l'acte de nomination, puisqu'il s'agit d'une nomination collective, tient � la nature-m�me du " groupe " ainsi constitu�: il doit t�moigner d'un minimum de diversit� sans laquelle son statut risque d'�tre remis en cause par telle ou telle fraction de la population " administr�e " qui se sentirait d�laiss�e ou ignor�e. Enfin, la troisi�me condition repose sur la possession d'une l�gitimit� de type scientifique, c'est-�-dire d'un capital d'expertise sans lequel aucune " ind�pendance " ne pourrait v�ritablement s'exercer, puisque les agents d�sign�s n'auraient pas la ma�trise de l'information dont ils disposent, des choix d'objectifs interm�diaires, et des proc�dures � mettre en �uvre. Chacune de ces trois conditions appara�t ainsi comme une composante de la " neutralit� " du conseil: celle-ci n'est pas donn�e en tout temps et en tout lieu comme une r�alit� substantielle, mais elle est le produit d'un certain �tat de rapports de force sp�cifiques au sein du champ bureaucratique national .

Denis Ferman a �t� nomm� sous-gouverneur en 1990, Herv� Hannoun en 1992 (tous deux donc sous un gouvernement de gauche), Jean-Claude Trichet gouverneur en septembre 1993. En ce qui concerne les autres membres, la nomination finale (par le conseil des ministres du gouvernement Balladur) est l'aboutissement d'un long processus de " n�gociations institutionnelles ". Le pr�sident du S�nat (Ren� Monory), celui de l'Assembl�e nationale (Philippe S�guin), et celui du Conseil �conomique et social (Jean Matt�oli) devaient chacun soumettre au conseil des ministres une liste de six personnes candidates. Parmi ces dix-huit personnes, le premier ministre en a choisi six, qu'il a finalement tenu � s�lectionner en proportion �gale dans chacune des trois listes. Cette modalit� de nomination devait permettre de garantir le pluralisme d'origine politique (cf. infra), compte tenu en particulier du fait que Philippe S�guin, opposant au trait� de Maastricht, a d�sign� des personnalit�s moins connues pour leur adh�sion � la politique de rigueur (Denise Flouzat, qui a particip� au mouvement contre Maastricht, et Jean-Pierre G�rard, industriel). L'arbitrage du premier ministre n'est pas une pure " d�cision ", sur le mod�le de la th�orie du choix rationnel, mais le produit de rapports de force sp�cifiques et, pour une part, conjoncturels. Pour autant, il ne s'agit pas d'un arbitrage purement arbitraire. M�me si, en toute rigueur, il faudrait pouvoir retracer toutes les �tapes du processus de s�lection, et les possibles lat�raux que la nomination finit par �carter , la comparaison men�e ici permet de r�introduire dans l'analyse, au moins pour une part, les propri�t�s des " nommants " (pris au sens large) et le " vivier potentiel " des " nommables ".

Nous avons en effet confront� le conseil nomm� en janvier 1994 � un " conseil id�al " imagin� quelques mois avant par la revue Le Nouvel �conomiste , en consid�rant les deux listes ainsi form�es comme deux " ensembles d'ensembles de propri�t�s " . Cette comparaison a pour int�r�t de faire appara�tre les principes de s�lection adopt�s en deux points diff�rents du champ �conomique: une revue �conomique grand-public d'une part , et les gouvernements d'autre part, et ainsi de faire mieux appara�tre la logique sociale pr�sidant � l'acte de nomination. En menant cette comparaison, nous voudrions d�placer le regard des " noms " et des " individus " vers les propri�t�s sociales qui s'expriment � travers eux. Le processus de nomination op�re sur des personnes syncr�tiquement appr�hend�es en m�me temps qu'il suppose des cat�gorisations spontan�es qui tiennent du " bricolage " et de l'arbitrage institutionnel, et n'existent que par les interactions entre des agents dot�s de l'autorit� minimale permettant, ind�pendamment des textes officiels, de " peser " sur la d�cision finale.

Jean-Claude Trichet, propos� comme gouverneur par la r�daction du Nouvel �conomiste, est nomm� � ce poste en septembre 1994. Alors que la revue avait propos� Jean-Pierre Patat et Christian de Boissieu, les deux sous-gouverneurs finalement retenus, d�j� en place avant la loi sur l'ind�pendance, sont Herv� Hannoun et Denis Ferman. Enfin, seul Jean Boissonnat figure bien dans les deux conseils. Au lieu de Daniel G�udevert, Fran�ois-Xavier Bordeaux, Anne Le Lorier, Patrice Vial et Yves Ullmo propos�s par la revue, les autres personnalit�s nomm�es en janvier 1994 sont Denise Flouzat, Michel Sapin, Michel Albert, Jean-Pierre G�rard, et Bruno de Maulde.

La nomination finale n'a semble-t-il pas provoqu� de r�action de violente hostilit�, au sein de la Banque pas plus que dans le " public " ou dans la " classe politique ": elle a en ce sens " r�ussi " � imposer la repr�sentation d'un conseil susceptible d'accomplir loyalement sa mission. L'" orthodoxie " des membres n'est gu�re contestable globalement et, comme l'analyse de leurs propri�t�s le fera appara�tre, leur d�signation s'est appuy�e pour cela sur l'anticipation d'un comportement relativement conformiste.

Les " propri�t�s d'orthodoxie "

L'orthodoxie mon�taire peut �tre d�finie, en termes th�oriques, comme l'id�e g�n�rale selon laquelle les autorit�s mon�taires ne doivent pas chercher � cr�er plus de monnaie que l'�conomie r�elle n'en n�cessite, et qu'elles doivent veiller ainsi avant tout � la stabilit� des prix. Milton Friedman et les " mon�taristes " ont contribu� � r�nover cette doctrine initialement solidaire de l'" orthodoxie budg�taire ", qui pr�ne l'�quilibre le plus strict des finances publiques. Depuis la fin des ann�es 1970, aux �tats-Unis puis en Europe, cette vision s'est impos�e dans de nombreux organismes politico-administratifs contre le " laxisme " des ann�es keyn�siennes, au cours desquelles l'utilisation de l'instrument mon�taire pour relancer l'�conomie se serait finalement traduit par une tr�s forte inflation de moins en moins contr�lable . Les anticipations des agents expliqueraient l'inefficacit� de cet instrument face au ch�mage, en m�me temps que la mont�e de l'inflation: anticipant une baisse de leurs salaires r�els � la suite d'une cr�ation mon�taire excessive, ceux-ci exigeraient des salaires nominaux plus �lev�s, limitant l'effet de relance au court terme et nourrissant l'inflation ult�rieure.

Mais le choix des membres du conseil ne se r�duit pas � la s�lection d'agents connus pour leurs proclamations th�oriques orthodoxes: leur �ventuelle adh�sion � la doctrine " mon�tariste " ne rel�ve de toute fa�on pas d'une pure prise de position intellectuelle, puisque la plupart ne sont pas des th�oriciens de la monnaie, et ne sont pas n�cessairement familiers des mod�les les plus sophistiqu�s des �conomistes am�ricains ou europ�ens. Certains d'entre eux r�cusent la d�signation d'" �conomiste " et insistent sur le pragmatisme inh�rent � une telle fonction.

Leur sensibilit� aux " dangers de l'inflation ", qui doit en faire de bons " banquiers centraux ind�pendants ", trouve son v�ritable fondement dans un certain rapport pratique au monde �conomique et social qui est le produit d'un habitus sp�cifique, dont les " propri�t�s d'orthodoxie " sont une composante. Le " conservatisme " ne suffit pas non plus � d�finir cette attitude g�n�rale: ils doivent avoir avec l'" argent " et la " finance priv�e " un minimum de distance qui leur permette d'envisager la manipulation des taux d'int�r�t nationaux et les variations de l'indice des prix avant tout dans leurs effets globaux, et �tre capables de se tenir (pendant six ans renouvelables une fois pour les gouverneurs et sous-gouverneurs, variable en fonction du tirage au sort pour les autres) � la " ligne " juridiquement d�finie en d�pit de toutes les pressions momentan�es qu'ils pourraient subir. Cette " droiture " doit s'enraciner dans un ethos � la fois rationnel et raisonnable , pour lequel l'" �quilibre " constitue une sorte d'id�e r�gulatrice, et le " franc " doit pouvoir faire l'objet d'une attention constante puisqu'il est la mat�rialisation-m�me du maintien de l'ordre mon�taire, donc �conomique et social, puisqu'il est l'institution dont ils ont la charge et qui les contr�le autant qu'ils la contr�lent.

Mais cette " pr�f�rence pour l'�quilibre " socialement constitu�e n'exclut nullement la perspective d'une transformation de l'ordre social: car la lutte contre l'inflation est aussi le moyen d'acc�l�rer la constitution d'une nouvelle entit� politico-�conomique, l'Europe constituant le principe g�n�rique vers lequel l'ensemble de la communaut� nationale doit tendre. Ainsi, l'ethos de stabilit� se double en quelque sorte ici d'une variante universaliste et dominante du rigorisme asc�tique qui caract�rise la petite-bourgeoisie ascendante. Des hommes, tourn�s vers la gestion " publique ", notamment par opposition au monde domestique, situ�s dans la deuxi�me partie de leur carri�re - qui ont donc pu attendre jusque l� sans erreur ni inflexion trop forte de trajectoire et peuvent ainsi �tre plus ais�ment d�finis comme " sages " -, li�s � l'�tat, et plus particuli�rement � l'administration �conomique et financi�re nationale et internationale, qui auraient de plus donn� des garanties de loyaut� � l'�gard de la politique mon�taire men�e depuis 1983 (et du " consensus " �conomique des grands �tats occidentaux � l'�chelle plan�taire), semblent particuli�rement conformes aux crit�res les plus g�n�raux auxquels on peut �valuer ces " propri�t�s d'orthodoxie ". Mais elles font aussi l'objet de luttes: au sein de l'administration �conomique, plusieurs organismes peuvent par exemple revendiquer une certaine l�gitimit� et leurs membres se sentir en droit d'incarner l'excellence.

Les fortes similitudes entre les deux conseils �tudi�s s'expliquent par le statut du " conseil id�al " du Nouvel �conomiste: tentative de " coup m�diatique " consistant � anticiper l'�v�nement sur la base d'�ventuelles fuites ou rumeurs sur le sujet (et peut-�tre � exercer un effet propre sur la d�cision finale), et d'un savoir " pratique " acquis dans la fr�quentation des milieux dirigeants, ce palmar�s t�moigne de la d�pendance du journalisme �conomique � l'�gard des crit�res d'�valuation dominants. Proches du foyer central des valeurs politico-�conomiques, les journalistes du Nouvel �conomiste sont probablement � ceux de France-Soir, du Parisien ou de la presse r�gionale dans le champ journalistique, ce que les autorit�s �conomiques centrales sont aux personnalit�s et aux notables politiques dans le champ du pouvoir. C'est pourquoi, m�me s'ils font mine de les contester , les auteurs de la s�lection ne nient pas en bloc les propri�t�s qui apparaissent objectivement � l'analyse comme des conditions pr�alables: le passage par l'Institut d'�tudes politiques de Paris r�unit la quasi-totalit� des membres des deux listes (huit pour le Nouvel �conomiste, sept dans le conseil r�el, l'un des deux autres ayant fr�quent� l'IEP de Toulouse), et les �narques en repr�sentent la moiti� (respectivement quatre et cinq). Au sein de cette sous-population, les inspecteurs des finances dominent �galement (quatre dans le conseil r�el, deux dans le conseil " id�al ") et, plus nettement encore, les individus pass�s � un titre ou un autre par le Minist�re des finances (cinq et six ). Enfin, dans les deux conseils, deux individus sont pass�s par la direction du Tr�sor. De l'IEP de Paris � l'inspection des finances et � la direction du Tr�sor appara�t ainsi une sorte de " voie royale " pour acc�der au monopole de l'universel en mati�re �conomique: elle suppose la fr�quentation des �coles du pouvoir politico-administratif accompagn�e d'une sp�cialisation dans le secteur de la " d�cision �conomique ", en particulier de la d�cision �conomique d'�tat.

L'�tat (� travers le processus politique de nomination) ne choisit que des agents qui " ont choisi l'�tat parce que l'�tat les a choisis " : tous les membres du conseil nomm� par le gouvernement ont effectu�, apr�s une trajectoire scolaire sup�rieure d�j� marqu�e par la fr�quentation des �coles du pouvoir politico-bureaucratique , un passage ou une incursion par la haute fonction publique, trois d'entre eux seulement exer�ant (en parall�le ou non) des fonctions dans le secteur priv� juste avant leur nomination. Au sein de l'�tat, ils sont pass�s � la fois par les instances de type financier et par les moins " locales ", voire les plus " internationales ", charg�s d'administrer le march� financier mondial.

Tableau 1 Passages par la haute fonction publique

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Dans le conseil effectif comme dans le conseil id�al, les deux sous-gouverneurs sont des fonctionnaires de haut rang. Il s'agit pour le premier d'un inspecteur des finances (H. Hannoun) nomm� par Pierre B�r�govoy, et d'un fonctionnaire issu de la Banque de France elle-m�me, et, pour le second, d'un universitaire - �galement consultant aupr�s de la CCIP - et d'un �conomiste de la Banque de France. Le secteur priv� n'est dans les deux cas vraiment repr�sent� qu'avec les autres nominations: un journaliste �conomique et administrateur de grands m�dias (J. Boissonnat) pr�sent dans les deux cas, un industriel (J.-P. G�rard, ancien cadre sup�rieur dirigeant de Thomson et PDG de PME industrielle dans le conseil effectif, D. G�udevert, patron de Volkswagen dans le conseil du journal), un financier qui a " pantoufl� " � la t�te d'une petite banque d'affaire (P. Vial) dans le conseil " id�al ". Enfin, dans les deux listes, les institutions bancaires et financi�res publiques comptent un repr�sentant (B. de Maulde dans le conseil effectif, F.-X. Bordeaux dans le conseil " id�al "). Dans tous les cas, les personnalit�s les plus " priv�es " ont pour caract�ristique de n'en �tre pas moins, � beaucoup d'�gards, tr�s " publiques ": Jean Boissonnat, ancien de " Sciences Po ", est membre de la commission des comptes de la nation, Jean-Pierre G�rard polytechnicien ancien haut fonctionnaire qui a " pantoufl� ", tout comme Patrice Vial, issu lui de l'ENA.

Fortement dot�s en multiples ressources sociales puisqu'ils figurent parmi les premiers � la sortie d'une �cole qui s'est impos�e comme la " premi�re ", les inspecteurs des finances ont de plus pu accumuler, au cours de leur trajectoire scolaire et professionnelle, un capital d'" expertise " et de relations li� aux positions �lev�es et relativement diversifi�es auxquelles ils ont acc�d�. Christophe Charle a montr� que d�s la fin du XIXe si�cle, il existait diff�rents mod�les de trajectoires d'inspecteurs des finances, selon la nature du capital d'origine d�tenu. Dans le conseil de la politique mon�taire, les inspecteurs des finances semblent correspondre, mutatis mutandis, au deuxi�me groupe (constitu� par des agents issus des fractions d�tenant un fort capital culturel relatif, et aux trajectoires ascendantes rapides) et, dans une moindre mesure, au quatri�me groupe (d'origine plus modeste) mis en �vidence par l'auteur . Ces agents ont fait de l'�tat un moyen d'accumulation rapide et syst�matique de capitaux multiples, sur-s�lectionn�s scolairement et particuli�rement habilit�s de ce fait � servir l'institution.

D'une mani�re plus g�n�rale, le profil social dominant est bien celui d'agents dont la carri�re, elle-m�me " moyenne " �conomiquement (au sein du champ du pouvoir ), est fortement li�e � l'�tat, auquel, du fait d'une origine qui n'appara�t pas des plus �lev�es, ils doivent largement leur acc�s aux postes dominants . Sans �tre � proprement parler " m�ritocratique ", le conseil l'est donc suffisamment pour appara�tre tel non seulement aux yeux de l'" ext�rieur ", mais aux yeux de ses membres, qui sont donc d'autant mieux vou�s � le servir qu'ils se servent eux-m�mes socialement en le servant.

Les deux conseils sont masculins (une femme seulement), parisiens, et, en ce qui concerne le conseil " r�el ", regroupent des personnalit�s en moyenne relativement �g�es (55 ans). Toutefois, dans les deux cas, un nombre important d'entre elles sont n�es ailleurs qu'� Paris, ce qui tend � les situer moins " haut " et � leur conf�rer une " assise locale ". Si la majorit� d'entre eux sont originaires des classes dominantes, les classes moyennes, voire populaires , sont �galement repr�sent�es. M�me lorsqu'ils viennent des classes dominantes, il ne sont pour la plupart pas issus des fractions temporellement dominantes (grande bourgeoisie industrielle et financi�re, grande noblesse d'�tat), mais des fractions interm�diaires, dot�es de capital culturel relativement important (universitaire, m�decin, cadre sup�rieur) .

Tableau 2 Caract�ristiques d�mographiques des membres des deux conseils

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Tableau 3 Origines sociales (profession du p�re)

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La comparaison des hauts fonctionnaires des finances � des " moines " ou, d'une mani�re plus g�n�rale, � des " religieux " est trop r�currente dans les essais qui les d�crivent plus ou moins directement , pour ne pas comporter une part de fondement objectif dans un rapport � l'institution fait de modestie laborieuse mise au service de la maximisation du capital collectif (qui offre en retour l'assurance d'une r�mun�ration individuelle, principalement symbolique). Les membres du conseil sont, en ce sens, conformes � la fonction qui sera la leur: en tant que " gardiens du franc ", ils sont garants de la reproduction de l'ordre � la fa�on des plus accomplis des " hommes d'�glise " ou des " hommes de parti " , agents dont le cr�dit social accumul� d�pend pour l'essentiel de leur d�vouement, donc de leur fid�lit� sans faille � une mission qui est, dans le m�me mouvement, un destin social. De plus cette tension tourn�e vers la reproduction n'est nullement contradictoire avec la dimension constructrice et orient�e vers l'avenir de l'objectif de la Banque, instrument d'un d�passement ult�rieur qui n'aura lui-m�me pour fin qu'un nouvel objectif de stabilit� � un niveau d'int�gration sup�rieur. Ainsi, le rapport � l'�tat de ces agents ne prend tout son sens que parce qu'il implique une fin qui leur est transcendante (l'Europe) et en laquelle s'actualisent leurs dispositions �thiques .

La double dimension de cet habitus, sorte de paradigme du " conservatisme �clair� ", m�rite que l'on s'y arr�te. Les propri�t�s d'orthodoxie sont en �troite relation avec l'" orthodoxie " �conomique et mon�taire, c'est-�-dire �tymologiquement la " pens�e droite ", qui s'est constitu�e en une doctrine �labor�e visant � justifier le maintien de l'ordre mon�taire comme fondement de l'ordre social . Ce que l'on r�sume parfois par " mon�tarisme ", du nom de la reformulation am�ricaine de cette doxa, est avant tout la qu�te de l'�quilibre �conomique et le refus d'une remise en cause des " r�gles du jeu " les plus �tablies. L'inflation est per�ue comme un facteur de d�sordre, d'instabilit�, de d�clin national - ce qu'illustreraient de fa�on caricaturale les cas d'hyper-inflation - contre lesquels il est n�cessaire de lutter en priorit�. Elle est consid�r�e comme un mal n� de la poursuite irrationnelle d'int�r�ts particuliers au d�triment de la comp�titivit� nationale, et la " sant� du franc " comme un symbole de puissance �conomique . L'existence d'une " doctrine Tr�sor ", qui a surv�cu � la p�riode de croissance keyn�sienne, t�moigne de la persistance d'une sorte de point d'honneur quasi-aristocratique � refuser les compromissions � l'�gard des int�r�ts particuliers, qui d�finit en propre le minist�re des finances par rapport � l'ensemble des minist�res d�pensiers . Mais cette noblesse est avant tout une noblesse d'�tat et, plus pr�cis�ment, une noblesse d'�tat lib�ral: si l'on compte parmi ses repr�sentants un fort taux d'aristocrates , les plus accomplis de ses repr�sentants ne sont-ils pas les " oblats " d'origine plus " moyenne " mais plus enti�rement d�vou�s � une institution � laquelle ils doivent leur acc�s potentiel � la plupart des postes dirigeants ? Car l'ordre �conomique et social ne peut �tre maintenu qu'� l'issue d'une transformation profonde, qui n�cessite une conversion importante de capital symbolique, la Banque ind�pendante n'�tant qu'une �tape n�cessaire dans un mouvement plus large de " construction ". Les plus � m�me de la r�aliser sont peut-�tre ceux que leur trajectoire sociale porte � accepter des " sacrifices " (politiques, symboliques, �conomiques) au nom d'une r�alisation future, les plus " pragmatiques " des agents dot�s des propri�t�s d'orthodoxie, en somme ceux pour lesquels l'orthodoxie est le prix du progr�s (individuel et collectif).

Une trajectoire id�al-typique

En proposant Jean-Claude Trichet, grand commis de l'�tat, comme futur gouverneur � la place de Jacques de Larosi�re, la r�daction du Nouvel �conomiste avait bien s�r pris tr�s peu de risques: �narque, inspecteur des finances, directeur du Tr�sor depuis 1987, il est devenu l'incarnation de la doctrine de la " d�sinflation comp�titive " mise en �uvre au cours des ann�es 1980, et s'est impos� avec une sorte de n�cessit� immanente comme la personnalit� la plus apte � mener � bien la transition vers la " monnaie unique " voulue par le trait� de Maastricht.

N� � Lyon en 1942, fils et petit-fils d'universitaires (son p�re est normalien) sp�cialistes de lettres classiques, po�te � ses heures, Jean-Claude Trichet est fr�quemment d�crit comme l'arch�type du " tr�sorien " ayant accompli une carri�re, sans fautes, de " fort en th�me ". Ing�nieur des Mines de Nancy, licenci� en sciences �conomiques, il est devenu membre du cabinet de Val�ry Giscard d'Estaing apr�s avoir fr�quent� le PSU aux Mines et la CFDT � l'ENA, avant de gravir les �chelons au sein du minist�re. Directeur de cabinet d'�douard Balladur en 1986, pr�sident du Club de Paris qui r��chelonne la dette des pays du Sud, censeur aupr�s du conseil g�n�ral de la Banque de France, et enfin pr�sident du comit� mon�taire europ�en, il s'est impos� dans le champ administratif national et international comme un d�fenseur de la solidit� du franc, seule garante d'un retour durable � la comp�titivit� de l'�conomie fran�aise et de la construction europ�enne. Il a suscit� le respect des ministres des finances qui l'ont eu sous leurs ordres: �douard Balladur, Pierre B�r�govoy et Michel Sapin. " Professeur de Pierre B�r�govoy " selon �ric Izraelewicz (Le Monde, 14.09.93), " son ancien patron, Michel Sapin, a par exemple d�couvert qu'ils avaient une passion commune pour Saint-John Perse " (Laurent Mauduit et Pascal Rich�, Lib�ration, 13.09.93). Membre de la Fondation Saint-Simon, il sait de plus entretenir de bonnes relations avec des repr�sentants de la gauche comme de la droite.

� la pr�sentation journalistique de Jean-Claude Trichet, empreinte d'une certaine fascination, qui repose sur l'accumulation de traits per�us comme singuliers (tels que sa " courtoisie ", son " raffinement ", son go�t pour la po�sie, mais aussi son " autoritarisme " et son assurance, voire sa " gentillesse "), il faut opposer le caract�re relativement " ordinaire " de ses propri�t�s d'orthodoxie, et, plus fondamentalement, se demander si sa r�ussite sociale (dont la nomination � ce poste est un couronnement) n'est pas au moins pour partie le produit de ce caract�re typique, sinon banal, mais en quelque sorte tr�s syst�matique et coh�rent dans cette banalit�-m�me. Derri�re l'image d'un homme extr�mement d�termin� � faire triompher ses positions, et � convertir ses interlocuteurs, se cache un habitus de " battant bureaucratique ", que laissent entrevoir aussi bien les commentaires singularisants qu'une trajectoire � la fois ascendante et " tendue ", qui l'a men� d'une �cole d'ing�nieur moyenne de province aux sommets de l'ENA o� il a go�t�, sans y succomber, aux charmes du jeu politique. La fermeture, voire le dogmatisme, souvent relev�s �galement comme des marques d'une " personnalit� " bien tremp�e, " forte ", sont en r�alit� indissociables d'une strat�gie de carri�re caract�ris�e par le travail d'accumulation de capital bureaucratique (susceptible, sans doute, de suppl�er � l'absence relative d'autres formes de capitaux �conomiques initiaux).

En d�pit de son inspiration socialement et �conomiquement plut�t conservatrice , la th�matique de la " d�sinflation comp�titive " promue par Jean-Claude Trichet doit �tre �galement et sans doute d'abord lue comme une strat�gie �tatique volontariste d'importation dans le champ �conomique fran�ais de la discipline mon�taire (mais aussi budg�taire et salariale) qu'aurait r�ussi � maintenir, � travers son histoire r�cente, la Bundesbank. Elle consiste fondamentalement � piloter la politique mon�taire fran�aise en r�f�rence � l'Allemagne, consid�r�e comme un exemple de succ�s �conomique de long terme favoris�, voire conditionn�, par la stabilit� mon�taire . La forme " dogmatique ", voire " obsessionnelle ", du discours sur la solidit� du franc � l'�chelle internationale, est de ce point de vue le r�sultat d'un travail linguistique de type performatif, fondamentalement " politique " au sens le plus large, puisqu'il doit contribuer � faire advenir ce qu'il �nonce sur le mode normatif. La posture de " battant bureaucratique " d�crite plus haut peut �galement �tre analys�e comme une attitude " performative ", enti�rement orient�e vers la r�ussite jamais achev�e d'un objectif jamais compl�tement explicit� .

En ce sens, il existe bien une affinit� fondamentale entre les exigences du poste de " gouverneur de banque centrale ind�pendante " et l'" individu Trichet " entendu comme un agent social dot� de propri�t�s d�termin�es (m�me si celui-ci, ancien directeur du Tr�sor, �tait au d�part peu favorable � une r�forme qui remettait en cause les �quilibres du pouvoir �conomique): alors que l'action de l'institut d'�mission en mati�re de d�fense du franc n'a pas de terme, que tout mouvement des taux d'int�r�t doit s'inscrire dans le cadre des contraintes sur les taux de change, particuli�rement sur la parit� franc/mark, et n'�voluer que " graduellement " dans les limites ainsi d�finies (afin que la construction mon�taire europ�enne ne soit pas compromise), le gouverneur est un homme dispos� � remplir cette t�che qui correspond � sa version volontariste et constructrice de l'action bureaucratico-�conomique, et qu'il a de plus contribu� lui-m�me � engager. Par l�-m�me, le choix de l'union mon�taire europ�enne, projet politico-administratif d�sormais l�gitim� par r�f�rendum, devient � travers lui et � travers son action une " institution " plus solidement ancr�e dans le champ bureaucratique.

Un " lieu neutre "

La " personnalit� " de Jean-Claude Trichet est en elle-m�me une garantie de " cr�dibilit� " pour l'objectif assign� � la nouvelle Banque de France et au CPM, mais le choix des autres membres, on l'a vu, la renforce du fait de la pr�sence aux postes de sous-gouverneurs et de membres du conseil d'agents sociaux largement conformes, m�me s'ils sont situ�s en des points diff�rents de leurs trajectoires professionnelles. Une telle commission n'aurait toutefois gu�re de chances d'�tre l�gitime si elle se r�duisait � de simples " clones " du mod�le dominant repr�sent� par le gouverneur . Les journalistes du Nouvel �conomiste sont particuli�rement sensibles � cette n�cessit� du fait de leur position domin�e: ne poss�dant pas eux-m�mes toutes les propri�t�s d'orthodoxie, ils rappellent qu'un simple " c�nacle d'�narques " ne saurait �tre vraiment cr�dible, que l'absence de repr�sentants du secteur priv� nuirait �galement � sa l�gitimit�. L'existence d'un minimum d'h�t�rog�n�it� leur semble une condition sine qua non de l'ind�pendance v�ritable.

En rester � ce point serait insuffisant, car un conseil de la sorte n'est en aucune fa�on " repr�sentatif " (statistiquement s'entend) de la population fran�aise ni m�me de l'ensemble des classes dominantes. S'il est bien un compos� de repr�sentants de diff�rentes fractions de celles-ci, ce compos� prend une forme particuli�re, d�termin�e par le secteur d'activit� sur lequel le conseil doit agir - en l'occurrence l'�conomie - et par l'�tat des rapports de force entre l'ensemble de ces fractions tel qu'il est r�fract� notamment par le champ politique.

Dans le courant du mois de d�cembre, alors que sont d�j� connus les noms du gouverneur et des deux sous-gouverneurs, les rumeurs se multiplient sur la composition du reste du conseil: des noms circulent jusque dans la presse qui sp�cule sur les chances et les motivations de tel ou tel, sur les tractations entre forces politiques et institutions. Le choix des membres du conseil, comme celui du gouverneur et des sous-gouverneurs, est �minemment " politique ": il s'agit de composer un groupe " fiable " quant � l'objectif assign�, et qui refl�te les diff�rentes forces en pr�sence. Les fonctionnaires de la Banque de France pouvaient difficilement ne pas �tre repr�sent�s par l'un des leur � la t�te de l'organisme (ce que le Nouvel �conomiste avait pris en compte en d�signant un " insider ") qui reste domin� par les " tr�soriens " et les fonctionnaires des finances. L'industrie devait �galement compter un de ses membres; en revanche, aucun syndicaliste n'y figure. Les diff�rentes fractions de l'actuelle majorit� pouvaient �galement esp�rer ne pas �tre oubli�es: on retrouve bien finalement un proche de Raymond Barre (Michel Albert) et une collaboratrice de Charles Pasqua (Denise Flouzat). Et, en d�pit des r�ticences d'�douard Balladur, un socialiste (Michel Sapin) figure lui aussi dans le conseil, nomm� sous la pression du pr�sident de la R�publique.

Form� de personnalit�s issues de diff�rentes institutions et diversement situ�es dans l'espace politique, le conseil de la politique mon�taire est un " lieu neutre " au sens o� les int�r�ts particuliers ne peuvent s'y exprimer qu'en composant et en se composant, donc, du m�me coup, en n'apparaissant jamais vraiment comme tels. Il a donc de ce point de vue les m�mes caract�ristiques que d'autres instances du secteur �conomique, comme les commissions du plan, les clubs et les cercles de r�flexion o� sont pr�sents hauts fonctionnaires, grands patrons technocratiques, �conomistes et " intellectuels-journalistes ".

La pr�sence de Jean Boissonnat et celle de Michel Albert t�moignent de ce statut: l'un et l'autre se situent dans des positions-charni�res au sein des milieux �conomiques dirigeants, entre le public et le priv�, la banque, l'industrie et les m�dias , la gauche (" moderne ") et la droite (" lib�rale "), la science �conomique et l'action, le catholicisme social et l'�conomique (le " capitalisme ", mais plut�t � l'allemande). Familiers des forums de L'Expansion, membres de la Fondation Saint-Simon, ils sont au centre de gravit� des nombreux " r�seaux " d'influence o� se composent les int�r�ts de ces diff�rentes fractions . Au sein des forums de L'Expansion se r�unissent des hommes politiques, des hauts fonctionnaires, des dirigeants d'entreprises et des �conomistes. Les " principaux acteurs de la vie �conomique " y participent � des d�bats souvent anim�s par Jean Boissonnat .

Michel Sapin incarnait, avec les six autres membres du conseil autres que les gouverneur et sous-gouverneur, une inscription dans le territoire national qui devait contribuer � donner au conseil une " assise " dans l'ensemble du champ �conomique. M�me si, � la diff�rence de ce que l'on observe dans les �tats f�d�raux, la Banque de France n'accorde pas � la repr�sentation g�ographique des r�gions de statut formel rigide, les liens r�gionaux sont au sein du conseil le principe d'une forme particuli�re de division du travail.

" Les six membres du conseil de politique mon�taire se sont partag�s la France en zones g�ographiques, de mani�re � �tre un peu les interlocuteurs privil�gi�s de tous les acteurs �conomiques, sociaux, politiques des r�gions fran�aises. (...) Moi j'ai fait des conf�rences dans des universit�s, devant des unions patronales, le conseils �conomique et social de Franche-Comt�, devant le conseil �conomique et social d'Alsace, et donc avec des associatifs, des syndicalistes, ce qui a donn� lieu � beaucoup d'expression sur la politique de la Banque. Mais c'�tait peu repris parce que en France, ce qui n'est pas exprim� � Paris compte peu, contrairement � l'Allemagne o� si vous avez un gars qui parle dans le fin fond d'une province, vous avez Reuter qui arrive. " (...) - Mais justement au sein du conseil comment se sont r�parties les diff�rentes r�gions sachant que quand m�me, parmi les personnes qui �taient pr�sentes, il y a beaucoup de Parisiens? - Oui mais, �coutez, moi j'�tais par exemple en r�gion Centre et en r�gion Limousin. Quand on sait qu'Argenton-sur-Creuse tr�s exactement est � la charni�re entre le Centre et le Limousin, on voit bien qu'il y avait une relation plus profonde. Moi, ma famille est par l�-bas. Par discussions entre nous... - Mais on observe les m�mes affinit�s, les m�mes proximit�s avec les diff�rentes r�gions pour les autres personnes, ou? - Oui, il y a toujours une raison personnelle d'organisation. Moi j'�tais dans ma famille le samedi et le dimanche, donc �a permettait d'�tre � Paris le vendredi. Plus, je voulais avoir une r�gion tr�s diff�rente de celle-l�, l'Alsace que j'aime beaucoup, a des caract�ristiques tr�s int�ressantes, puisqu'elle est proche de l'Allemagne, la vision europ�enne est tr�s tr�s forte l�-bas. D'autres ont choisi, je sais pas moi, la Bretagne... L'important c'�tait que les r�gions soient r�parties, quel que soit le motif personnel d�s lors que c'�tait un motif parfaitement l�gitime. "

Au sein du conseil, Michel Sapin se situait plut�t au p�le de la l�gitimit� " politique ", " sociale " (voire " socialiste ") et " provinciale ", par opposition aux plus " technocrates " de cette instance, repr�sent�s par le gouverneur et les deux sous-gouverneurs, plus directement connect�s � la conjoncture internationale et � l'activit� des services de la Banque.

" Ils ont une somme d'informations qui est naturellement sup�rieure � la n�tre. Ils sont dans des tas de r�unions internationales, � la BRI, � la Banque mondiale, � Washington, ils ont l'occasion de rencontrer dans les r�unions internationales, les repr�sentants de la Bundesbank, ils ont ensuite � g�rer au quotidien les march�s, donc il y a une foule d'informations qui sont importantes et qu'ils ont avant nous. � l'inverse, et je crois que c'est l� que le r�le est tr�s important, qui revient aux membres du conseil, nous avions une connaissance de l'�conomie fran�aise, de ses r�gions qui nous donnait... Je dirais, �a donnait la force du politique par rapport au technique. Un technicien en sait toujours plus que le politique. D'ailleurs, il est l� pour �a, il a une somme d'informations plus importante. Et pourtant, l'appr�ciation du politique est absolument d�cisive dans la prise de grandes d�cisions. Je crois que l'�quilibre entre le p�le des trois, surinform�s si je puis dire, et le p�le des six �tait celui-l� s'agissant de la conception g�n�rale, la capacit� � impulser des politiques et passablement � tenir compte de la politique. �a ne veut pas dire que les techniciens avaient une absence de vision de long terme ou que les politiques avaient une absence d'information. (...) Moi, j'apportais ce que j'avais v�cu � une certaine p�riode et en m�me temps une sensibilit� politique. Moi, j'�tais le vrai le seul politique, donc avec une capacit� � sentir ce qui se passait dans le d�bat politique. (...) Le d�bat, pour ne pas dire la pol�mique entre Trichet et Chirac, c'�tait pas facile � comprendre pour des gens qui n'ont pas un �il politique. "

Experts avant d'�tre d�cideurs

La revendication d'une certaine " expertise " est au c�ur de la construction sociale de la neutralit�, et de l'" ind�pendance ", dans le champ �conomique comme dans d'autres: une commission se doit de regrouper des " sp�cialistes du domaine ", c'est-�-dire des personnalit�s qui ont accumul� suffisamment d'exp�rience et d'autorit� dans un secteur pour s'y imposer comme " comp�tents ". La cr�ation d'une commission offre ainsi une situation exp�rimentale pour observer dans ses manifestations concr�tes quelle est la d�finition sociale dominante de cette " comp�tence ". Dans la sph�re �conomique, l'enjeu est particuli�rement fort, du fait de la mont�e en puissance de la " science �conomique " comme discipline ayant la pr�tention de d�tenir le monopole du discours rationnel sur cet univers. L'identit� d'" �conomiste " est ainsi l'objet d'une lutte symbolique entre des agents susceptibles d'�tre consid�r�s comme �tant en droit de revendiquer ce monopole. L'acte de nomination des membres du conseil est donc aussi une fa�on d'ent�riner une repr�sentation l�gitime de l'expertise �conomique.

Comme le montre la r�partition des dipl�mes sup�rieurs qu'ils d�tiennent, la nomination des membres du CPM illustre la domination peu contest�e des hauts fonctionnaires des finances et plus g�n�ralement des " praticiens de la d�cision �conomique " en la mati�re. Mais elle atteste aussi de l'affirmation, certes encore limit�e, des producteurs de discours �conomique sp�cialis�s. Michel Albert, Jean Boissonnat et Denise Flouzat sont tous trois usuellement qualifi�s d'" �conomistes ", m�me si les deux premiers sont d'abord des agents actifs du champ de la pratique �conomique proprement dit, et si la troisi�me doit largement sa pr�sence � son activit� politique et administrative dans ce domaine, � c�t� de ses travaux universitaires.

Tous trois ont effectivement publi� plusieurs ouvrages, de type universitaire en ce qui concerne Denise Flouzat - son �conomie contemporaine est un manuel connu -, ou journalistique pour Michel Albert et Jean Boissonnat. Michel Albert est probablement celui qui a le plus contribu� � l'�laboration d'une " doctrine �conomique europ�enne ", notamment en d�veloppant, dans Capitalisme contre capitalisme, une apologie du " mod�le rh�nan " de d�veloppement face au capitalisme financier et de court terme venu d'" outre-Atlantique ".

En revanche, il faut noter l'absence de repr�sentants de la " science �conomique " sous la forme dominante qu'elle rev�t � l'INSEE, � la direction de la Pr�vision et dans les grandes organisations internationales, � savoir la mod�lisation micro ou macro�conomique et l'�conom�trie. Les membres du CPM peuvent s'appuyer dans leurs d�cisions sur les travaux des �conomistes et des �conom�tres de la Banque de France, mais aucun d'entre eux n'est connu comme macro�conomiste d'envergure internationale.

Cela permet de comprendre pourquoi cet �l�ment est sans doute le maillon le plus fragile dans la construction de la neutralit� de la Banque. Ainsi, du point de vue de nombre d'agents de la Banque elle-m�me, ou dans une moindre mesure d'experts de la Direction de la Pr�vision, les membres du Conseil apparaissent comme insuffisamment pourvus de la comp�tence mon�taire, qui fonde au contraire une part de leur propre capital bureaucratique. Ils font m�me l'objet d'une forme de discr�dit sp�cifique, essentiellement interne � l'administration �conomique et (peut �tre) d'autant plus marqu�e que l'on se rapproche du p�le le moins " op�rationnel " .

Le conseil " id�al " du Nouvel �conomiste appara�t au contraire plus nettement tourn� vers l'expertise " th�orique ": les deux sous-gouverneurs qu'il propose sont deux �conomistes sp�cialistes de la monnaie, r�dacteurs d'ouvrages sp�cialis�s, l'un de la Banque de France (J.-P. Patat), l'autre de l'universit� et de la CCIP (C. de Boissieu), auxquels viennent s'ajouter dans le conseil Jean Boissonnat � nouveau, Yves Ullmo, qui a men� sa carri�re de haut fonctionnaire dans des organismes consultatifs d'�tudes (Conseil national du cr�dit, Plan, OCDE, INSEE...) et Patrice Vial, inspecteur des finances pass� par HEC et Harvard, ancien enseignant de " finance ", qui a occup� la fonction de directeur de la pr�vision avant de " pantoufler " � la banque Pallas-Stern. Ces " �conomistes " ont en commun d'avoir un pied dans les �tudes �conomiques et l'enseignement (le plus souvent � l'IEP de Paris ou � l'ENA), et un autre dans les " affaires " ou l'" administration ", multipositionnalit� qui caract�rise bien l'identit� d'" �conomiste d'�tat ", capable de passer de l'analyse plus ou moins abstraite � la d�cision et r�ciproquement, en cours de carri�re ou en cours de journ�e. En proposant un conseil id�al de la future Banque de France ind�pendante, Le Nouvel �conomiste infl�chissait donc d'une mani�re syst�matique les crit�res dominants dans un sens plus conforme � sa propre position dans le champ �conomique: son conseil est plus " jeune " (tableau 2), plus " intellectuel " (plus proche des sp�cialistes de type universitaire), plus ouvert sur le secteur priv�, autant de caract�ristiques objectives de la presse �conomique (elle-m�me) et de ses agents.

La fonction " op�rationnelle " de la Banque (et du CPM) ne doit pas faire oublier qu'elle constitue aussi, en m�me temps, une instance de production de discours �conomiques l�gitimes, comme le minist�re des finances ou les grands organismes internationaux. Les membres du conseil, et tout particuli�rement le gouverneur d�sign� comme " porte-parole ", doivent �tre en mesure d'argumenter au sujet des " d�cisions " prises � date r�guli�re en s'appuyant sur toutes les " donn�es " disponibles: les taux de change des diff�rentes monnaies par rapport au franc et leur �volution, l'ensemble des taux d'int�r�t mondiaux, les " pressions inflationnistes ", l'actualit� �conomique et sociale, etc. Ce " discours �conomique " a lui-m�me toutes les caract�ristiques d'une institution, puisqu'il est � la fois inscrit dans la loi (avec la " stabilit� du franc ") et dans les esprits des agents " autoris�s ", qu'il repose sur de multiples ressources intellectuelles (statistiques, analyses de conjoncture, mod�les th�oriques et de pr�vision) et doit s'imposer � l'ensemble des agents du champ �conomique, en particulier sur les march�s financiers internationaux. De plus, ce discours peut �tre reproduit dans les �coles politico-administratives o� nombre de membres du conseil ont enseign� et ont encore le droit d'enseigner durant leur " mandat " de conseiller.

Tableau 4 Institutions d'enseignement mentionn�es dans le Who's who

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La Banque de France dans l'espace des autorit�s internationales

La constitution d'une Banque de France " ind�pendante " s'apparente � un coup de force symbolique affectant profond�ment la structure du champ �conomique en instituant une autorit� plus " neutre " que celles qui pr�existaient, donc plus apte � appara�tre " cr�dible " sur les march�s financiers, et en d�poss�dant de la sorte certains agents du champ politique d'une partie de leur " souverainet� ", c'est-�-dire de leurs pouvoirs sp�cifiques.

Cette transformation s'inscrit dans un processus plus global, une r�volution bureaucratique en cours dont la construction europ�enne constitue l'un des axes, en particulier avec l'acheminement vers la monnaie unique. La r�sistance � ce processus reste extr�mement forte, comme l'attestent les d�bats dans la " majorit� " de 1993 autour de la notion d'" autonomie ", qui pr�serverait une partie du principe de souverainet� nationale. Mais � la diff�rence des r�volutionnaires bureaucratiques, leurs opposants sont peu port�s � revendiquer une " neutralit� " qui contredit fondamentalement leur repr�sentation de la souverainet�: la formation d'une Banque de France ind�pendante est une autre fa�on de nier cette souverainet� dans le domaine mon�taire, � extraire du d�bat politique pour le graver dans les institutions le principe-m�me de son abandon. En ce sens, l'" ind�pendance " de la Banque de France est bien un enjeu dans une lutte internationale: elle fait progresser une conception politico-administrative supranationale, dont nous avons vu les caract�ristiques dans le cas " fran�ais ", contre une vision " politique " suspecte de c�der aux charmes des int�r�ts particuliers et autres groupes de pression.

Les d�bats mon�taires se caract�risent par un certain �sot�risme, alors m�me qu'ils reposent sur d'importants enjeux entre groupes sociaux aux int�r�ts distincts. Fran�ois Simiand �crivait en 1934: " Or, en ces �conomies [" progressives "], si la stabilit� du pouvoir d'achat de la monnaie reste une aspiration que nous avons bien comprise de la part des poss�dants passifs, et un v�u pieux de scholars imbus du m�me esprit, la fonction de la monnaie qui y appara�t en fait pr�pond�rante et d�cisive, est de permettre cette anticipation, cette r�alisation anticip�e des biens futurs, qui est tour � tour incitatrice et permissive des accroissements effectifs dans la production et la productivit� ". Cette fonction fondamentale de la monnaie comme si�ge des anticipations �conomiques explique que la transformation d'une institution comme la banque centrale renvoie aux conditions tr�s g�n�rales de la dynamique sociale . Les variations de taux de change d'une monnaie affectent de fa�on inverse les dirigeants d'entreprises exportatrices soumises � une forte concurrence internationale et les d�tenteurs de capitaux exprim�s dans cette monnaie . Diff�rentes fractions du patronat tendent d'autant plus � s'opposer objectivement que les taux d'int�r�t sont eux-m�mes �lev�s. En effet, les agents emprunteurs ont plus de facilit� � investir si l'" argent est peu cher ", alors que les pr�teurs sont �videmment, tendanciellement et sans pr�juger d'int�r�ts de court terme plus ambigus � �tablir, dans la position inverse: dans les situations de tension sur le franc et de mont�e corr�lative des taux d'int�r�t r�els � court terme, la polarisation entre les dirigeants de grandes banques nationales et ceux des entreprises industrielles (notamment exportatrices) devient maximale. Les premiers ont globalement int�r�t � l'orthodoxie (et au maintien de la discipline mon�taire qui tend � renforcer l'establishment financier) alors que les seconds poussent � un rel�chement de la contrainte mon�taire.

D'une mani�re plus g�n�rale, le niveau du taux d'int�r�t r�el de court terme, pour li� � la parit� franc-mark qu'il puisse para�tre dans le cadre de la strat�gie officielle, n'en exprime pas moins un certain �tat des rapports de force entre cr�anciers et emprunteurs . Comme l'a montr� Simiand, l'inflation correspond � une transformation structurale des rapports de pouvoir �conomique: " En gros, il est senti (plus qu'explicitement analys�) que le changement majeur alors produit dans l'expression mon�taire de la valeur des marchandises, des services, des prestations de capital ou de biens immobiliers, est � l'avantage relatif des emprunteurs, des loueurs � long terme, des d�biteurs, ou plus exactement des r�les actifs dans le processus de production; au d�savantage relatif des pr�teurs, bailleurs, cr�anciers, purement passifs; et op�re un transfert de pouvoir �conomique et de richesse en ce sens. Il faut apercevoir ici qu'� ces cat�gories ou classes correspondent des repr�sentations sociales de ce qu'est la monnaie qui diff�rent aussi. Pour les " beati possidentes " passifs, la monnaie repr�sente, ou aurait pour devoir de repr�senter, un pouvoir au moins toujours �gal (sinon croissant si possible) sur les hommes et les choses. Pour les aspirants � poss�der, ou � poss�der davantage, la monnaie est ou doit �tre surtout un moyen pour passer d'un pouvoir moindre � un pouvoir plus grand: � qui ne poss�de pas ou pas assez, peu importe que l'unit� mon�taire baisse de pouvoir, si dans le m�me temps il en gagne, au lieu de n'en pas avoir du tout, ou en gagne encore plus qu'il n'en obtenait de pouvoir �gal " (ibid., p.52). Le haut niveau de ce taux traduit la puissance objective des cr�anciers � l'�chelle internationale depuis la fin des ann�es 1970. Le retournement des choix politiques a eu pour effet de renforcer cette puissance. Les effets sociaux de taux d'int�r�t r�els aussi �lev�s, y compris dans le contexte de la r�cession de 1990-1993, sont difficiles � mesurer, mais on peut sans doute leur attribuer une contribution importante � la fermeture de l'espace des possibles pour les groupes sociaux et les classes d'�ge qui en p�tissent le plus directement (du fait de leur moindre engagement financier), et au repli sur les strat�gies individuelles de reproduction (voire de survie). En " d�pr�ciant le futur ", le paradoxe de la strat�gie de " d�sinflation comp�titive ", � horizon temporel ind�termin� (l'" Europe "), est donc de contribuer � la restriction de l'horizon temporel de certain des agents jusque l� les plus port�s aux strat�gies d'ascension sociale: ainsi, alors que l'ethos du sacrifice et du rigorisme asc�tique est devenue doctrine d'�tat th�oris�e par des " oblats " souvent issus de la petite-bourgeoisie montante, le r�tr�cissement de l'espace possible en fait une injonction contradictoire puisque l'avenir intuitivement aper�u (� travers divers indices, dont les taux d'int�r�t sont un cas particulier) la d�ment sans cesse.

Autorit� �conomique apte � d�finir la valeur-m�me de la monnaie (d�cision aux r�percussions imm�diates tant sur les entreprises que sur les march�s financiers internationaux), la nouvelle Banque de France peut donc �tre d�crite comme une �tape historique dans l'affirmation d'une " technocratie internationale " qui s'appuie sur la mont�e en puissance des agents dominant les march�s financiers (c'est-�-dire les d�tenteurs et les gestionnaires de capitaux financiers, et en premier lieu les gestionnaires de fonds de pension am�ricains) au sein d'une �conomie de plus en plus mondialis�e. � travers elle se renforce le projet, � la fois " interventionniste " et " lib�ral ", d'un pilotage souple des march�s qui se situerait d'embl�e � leur �chelle. � cet �gard, elle constitue un mod�le d'autorit� ayant pour fonction d'inscrire dans l'universel un projet d'universalisation qui est lui-m�me situ� dans un lieu de l'espace social mondial, et dans une phase du d�veloppement �conomique, o� pr�valent les int�r�ts du capital financier et les pressions � l'" orthodoxie ". Son existence et ses choix traduisent la mont�e des " gestionnaires financiers de l'universel ", avant tout gardiens et acteurs publics des march�s, face aux repr�sentants, plus directs, d'autres int�r�ts que sont d�sormais les " hommes politiques " nationaux . Pour une fraction de ce groupe, il s'agit de construire des entit�s de taille suffisante et assez coh�rente pour r�sister � la force des march�s financiers, ce qui est, aussi, une fa�on d'ent�riner leur mont�e en puissance en la naturalisant: ce discours � deux faces se pr�te autant � la r�duction au conservatisme qu'� l'accusation d'interventionnisme, puisqu'il est indissociablement l'un et l'autre, variante modernis�e de " troisi�me voie ".

Plusieurs hauts fonctionnaires fran�ais ont exerc� ou exercent des fonctions � la t�te d'organismes internationaux. C'est le cas de Jacques Delors (CEE), Michel Camdessus (FMI), Jean-Claude Paye (OCDE), Jacques Attali puis Jacques de Larosi�re (BERD). Au sein du champ bureaucratique mondial, les Fran�ais occupent ainsi une position " strat�gique " qui tient sans doute au moins pour partie � la force de l'universalisme qui les anime, et � travers � elle, aux propri�t�s objectives d�crites plus haut, qui concurrencent un autre universalisme, celui des �tats-Unis, plus fortement ancr� sur l'autorit� de la " science �conomique " telle qu'elle est enseign�e au MIT. Certains membres du CPM ont aussi pour caract�ristique d'avoir effectu� une partie de leur carri�re � l'�tranger ou en relation avec l'�tranger: au club de Paris et comme chef du service des affaires internationales du Tr�sor pour Jean-Claude Trichet, comme administrateur au FMI et � la Banque mondiale pour Bruno de Maulde ou encore � la commission �conomique europ�enne et dans diverses banques internationales (surtout europ�ennes) pour Michel Albert.

Impos�e par la mondialisation des march�s qu'elle a en partie mise en �uvre, la mondialisation bureaucratico-politique est toujours pr�sent�e comme " in�luctable " et " n�cessaire " (d'o� l'expression de " pens�e unique " utilis�e par ses opposants) par des agents qui ne se situent plus qu'� l'�chelle transnationale, et entendent maintenir leur position en s'en faisant les porteurs. Ainsi, la " marge de man�uvre " �conomique nationale serait d�sormais r�duite � tr�s peu et la " contrainte ext�rieure " omnipr�sente , imposant la convergence des politiques et le rejet des initiatives purement nationales. Cette n�cessit� s'exprime d'une mani�re extr�mement coh�rente dans la doctrine �conomique produite par les principales organisations internationales: Fonds mon�taire international, Banque mondiale, GATT (OMC), OCDE et, � une �chelle " r�gionale ", la Commission �conomique europ�enne. Chaque gouvernement est soumis � de fortes pressions � la conformit�, puisqu'il ne peut durablement s'endetter pour financer ses d�ficits publics, et doit ajuster son �conomie � l'imp�ratif d'�quilibre en la restructurant autour des secteurs exportateurs " efficaces ", en limitant la d�pense publique (ce qui passe souvent par la privatisation et l'ouverture aux capitaux internationaux), et bien s�r en combattant syst�matiquement les pressions inflationnistes. Une croissance internationale " �quilibr�e " peut ainsi faire l'objet de la strat�gie explicite engag�e par un groupe diversifi� (de hauts fonctionnaires, de " managers " et de cadres financiers multinationaux, d'�conomistes, etc.). Ce " groupe " existe d'abord par et � travers une strat�gie de reproduction qui consiste � changer pour conserver. Les termes-m�mes du trait� de Maastricht, particuli�rement les " crit�res de convergence " qui d�finissent notamment un niveau d'endettement, de d�ficit et d'inflation pour les " pays candidats � la monnaie unique ", s'inscrivent directement dans ce cadre g�n�ral. En ce sens, cette doctrine est bien " m�ta-nationale ", mais elle doit peut-�tre l'essentiel de sa force � l'existence de traditions nationales universalistes, principalement am�ricaine et fran�aise (la seconde �tant largement � la source de la construction europ�enne, o� la Bundesbank exerce parall�lement la fonction de mod�le institutionnel), port�es par des corps structur�s, portant un discours � pr�tention " scientifique ", et capables de converger pour d�multiplier leur puissance.

D�sormais, " neutralit� ", et dans le cas pr�cis, " ind�pendance ", sont donc d�finies par opposition aux instances strictement " nationales ". Du m�me coup, les agents et les groupes sociaux les plus " nationaux " (donc a fortiori les plus " provinciaux " et les plus " locaux ", mais aussi, �videmment, les moins dot�s en capital �conomique et en capital culturel) sont les moins bien arm�s dans une lutte globale situ�e " au-del� ".

Les opposants fran�ais � cette vision de l'Europe et de la souverainet� (par exemple P. S�guin, J.-P. Chev�nement, C. Pasqua, voire P. de Villiers) se recrutent semble-t-il tout particuli�rement parmi des agents qui, � la diff�rence des " battants bureaucratiques " d�crits plus haut, avec lesquels ils peuvent partager une origine moyenne ou provinciale, et une carri�re marqu�e par le secteur public voire le " social ", ont pour sp�cificit� d'avoir fond� leur trajectoire sur un destin �lectoral de type local et national � la fois. Pour eux, le passage par les institutions centrales (ENA sauf pour C. Pasqua, Assembl�e nationale, grands minist�res, mais plut�t d�pensiers) est principalement une garantie d'universalisme r�publicain les autorisant � pr�tendre � un destin " national " enracin� dans le " territoire " et les " r�alit�s ", nettement moins orient� vers le champ international et les profits symboliques qu'il peut offrir.

Les autorit�s �conomiques dont la nouvelle Banque de France peut appara�tre comme une sorte d'�manation (principalement Commission europ�enne, Fonds mon�taire international et Banque mondiale) sont donc les moteurs d'un travail social d'universalisation. C'est pourquoi elles apparaissent aujourd'hui comme des puissances qui, � travers la d�multiplication de la probl�matique des " grands �quilibres ", et surtout ses cons�quences pratiques, d�s�quilibrent fondamentalement les espaces sociaux nationaux et leurs instances propres de repr�sentation .



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